DEBORAH AU TISON

Dix tableaux en 2 actes, suivis d’un épilogue.

PERSONNAGES

Deborah
Pseudo-voyante. Belle femme mûrissante. Ex-commerciale de haut vol, ayant abdiqué les ambitions et autres leurres de performances et réussite sociale. En rupture avec sa fille unique, qui s’est exilée.
En suspens.

Vivya
Jeune fille désabusée autant qu’exigeante ; speed, diraient d’aucuns. Longue chevelure. Supposée approximativement du même âge que la fille de Devorah. En rupture, elle aussi, avec sa famille. Contrairement à la première, ancienne croqueuse d’hommes, a certaine expérience des échanges de sensualité féminins
En quête.

(Voix d’Alice, fille de Deborah)

RÉSUMÉ

Une voyante quelque peu désinvolte reçoit une jeune fille « paumée » derrière son assurance de façade. Entre elles, va s’établir une relation amoureuse, jusqu’à ce que la cadette, comme d’une émancipation naturelle, quitte l’aînée, néogénitrice, afin de reprendre le cours de sa vie.
En fait, l’épisode aurait été fantasmé, l’épilogue révélant que le rendez-vous induisant son développement a été annulé.
Acte I : rencontre, naissance de la passion
Acte II : paroxysme de la relation, fertile séparation
Épilogue : retour sur terre
Deux plans s’entrecroisent, chacun proposant une alternative à l’autre : la vie comme on la vit ; le vécu, le « à-vivre » revisités par une distanciation, généralement lyrique, épisodiquement sarcastique.

THÈMES, INTENTIONS

A un premier degré de lecture, la pièce traiterait de l’amour lesbien. Cependant, les thèmes se veulent déchiffrables à plusieurs étages. D’abord, des rapports de substitution parallèles fille/mère, mère/fille ; la référence à un amour auto-fécondateur (parthénogénèse), se frayant place dans un monde livré à ses menées autodestructrices. Métaphore accessoire du cannibalisme : dans les rituels de ce type, on se repaissait de son ennemi pour s’emparer de ses vertus, ici sera substituée la réciproque.

EXTRAITS

Deborah :
As-tu déjà caressé des seins de femme ?

Vivya :
Suis-je tenue de répondre ? …
Bah, pourquoi pas ? Eh bien oui, cette complice, bien sûr, avec qui j’ai zoné. Nous n’étions pas vraiment amantes, ni d’ailleurs lesbiennes. Entre nous, ce fut juste deux ou trois parenthèses, quelques points fixes d’ivresse, ou d’inaction, de désarroi, de conciliation… de réconciliation aussi : dans les contextes de galère, les prétextes à tout faire, meilleur et pire, ne manquent pas…
Vous l’êtes, vous, lesbienne ?

Deborah :
L’ai-je été ? Non, non. Trop occupée ailleurs ! Le suis-je ? Sûrement pas foncièrement. Réductrice, la notion. Cela dit, à présent, toi, moi, dans un nombre indéterminé de minutes, de jours – toujours trop, jamais assez –, au verso de la page à tourner… Je nous découvre tenant en main la clé d’un compartiment nouveau. À l’intérieur, quoi ? Je n’en sais pas plus que toi…

…………………………..

Vivya :
C’était quoi, ce job ?

Deborah :
Commerciale de haut rang. Ruineux paquet-cadeau pour PDG, négrier au torse glabre et à l’abdomen coûteusement muscu. Tels les rats d’hôtel des vieux films, j’opérais dans les grands restaurants, les quatre/cinq étoiles. Sur les courts de squash aussi, cerise de modernité.
Transactions ficelées en grignotant les viennoiseries du petit-dèje, paraphées avec les tétons griffés griffes de velours, calligraphiant des délires frelatés sur les gueules de bois machistes.
Généralement, les femmes se lamentent de ce que l’écrasante majorité des décideurs soit masculine ; sûrement pas moi : mon fonds de commerce.

………..

Deborah :
Progressivement, je cessai de m’intéresser au bizness, à la conquête de l’argent, du pouvoir de bidet-rince-tout, de me complaire à touiller dans cette cuisine défraîchie la sauce grumeleuse du sexe. Mes résultats, d’ailleurs, tendaient à la décrue.
J’ai largué. Du coup, me croiras-tu ? je suis devenue chaste.

Vivya :
Chaste ?

Deborah :
Chaste sur un toit brûlant ! En mon patio secret, vestale d’amour ! Prêtresse non consacrée mais fervente du temple de tout l’amour non-vécu !

…………………………..

Voix de Deborah :

Je me voudrais – image forte – intériorisée en une cellule souche. Tu sais, en biologie, ces cellules indéterminées, attendant d’être spécialisées pour développer indifféremment n’importe quel organe. Le choix dudit organe, je le remets entre tes mains.

Voix de Vivya :
Tu as bien une préférence, qu’est-ce que tu aimerais nous donner ? Bouche ? Nez ? Le petit doigt livré avec ? Pancréas ? Fesse ? Clito ?…

Voix de Deborah :
(rire) Idiote ! D’abord, arrête, avec cette main ! Pas un jouet.

Voix de Vivya :
Hé, tu nous l’as suffisamment prônée devineresse, conjuratoire ; et autres délices, ou délires ! 

Voix de Deborah (espiègle)
Mais froide, glagla !

Voix de Vivya :
Ah oui ?… Et là ?… Là ?… 

Voix de Deborah :
Bah, ça chatouille, et pis c’est tout !

Voix de Vivya :
 Glande pituitaire ? Lacrymale ? Grain de beauté, là où je sème ?… Nombril ?

Elles font leur apparition.

Deborah :
Voilà, pile pour le nombril. Allant de soi que j’entends celui du monde, de ton monde à toi, le seul désormais trouvant grâce à mes yeux.

Elles s’immobilisent. Un temps, demeureront face à face, sans se toucher, Vivya laissant pendre à son bras la main de cire.

Deborah :
Toi, moi, option cordon ombilical de l’indissociable, l’indéfectible étreinte.

…………………………..

Vivya :
Christ enfin femellisé, mesures-tu les inconforts de la fixité ? Alors même qu’alambiquant ma salive, je m’apprête à en anesthésier tes stigmates. Areignes, araignées engluantes, engluées, que nous nous sommes !…
Et la suite ! C’est ce que tu veux ? Alors, jouis, accepte, subis, ma reine découronnée, ma mère lasse des bercements ! J’entends mener à terme l’entreprise de te dévorer crue, vivante, de te digérer intacte, intangible ! …
Après mon départ, ne va plus, durant cinq-dix années, bouger ! À distance, ton étale beauté dévastée  marquera les dernières resserres de reviviscence  !
(à part)
Sanglante victoire de qui, par-dessous, est cloué…

Deborah :
(dito)
Sanguinaire déroute du dominant…

Vivya :
Qu’il en soit ainsi !

…………………………..

Deborah :
Ton père ?

Vivya :
Je dois dire qu’en un sens il était touchant. À preuve qu’il m’a touchée. Touchée-touchée. C’était un pianiste, des doigts hyperactifs, surentraînés, créatifs. Attention, j’allais gaillardement sur mes treize ans, l’âge de déraison commençait à me titiller. Un après-midi, sur l’orbite de la salle de bains, nous préparant pour une soirée de son orchestre symphonique, un raout familial avec marmaille, nous n’en finissions pas d’entrechoquer nos semi-nudités. Il s’est rendu à la réflexion que nous avions tort de nous presser. N’étions-nous pas des vedettes ? Les vedettes, ça se doit d’être en retard.
Dans un élan didactique, il m’a prise sur ses genoux, enveloppée dans ma serviette. Avec une belle sobriété de gestes, a entrepris de m’expliquer combien c’est jouissif, quand on est gentil monsieur, gentille mademoiselle, d’explorer les chemins des écoliers. Frôlement esquissé des touches sensibles. Moderato, pianissimo, andante… Main dans l’eau fraîche, bout du pied turlupinant le courant. Quelque part dans les nuées, traînant bas, mon popotin flottant s’ébahissait du plaisir en trois D pris à la pédagogie.
Une enfant, j’en étais une, mais déjà un brin de femme, presque bonne à prendre. Le velléitaire géniteur n’est pas allé jusque-là. Dieu sait pourquoi.

Deborah :
Et avant même ce temps-là ?

Vivya :
Plus môme encore ? Le toucher-glisser, mains moites, sourire lézardé, niaiseries à tiroirs ? Je ne saurais l’affirmer, il y avait un tel chambard… Ma mère, des vociférations, des claquements de portes, des larmes, des étreintes louches de réconciliation. Parfois je me retrouvais entre eux, contre eux, un peu trop longuement.
Ces tsunamis dans un verre d’eau ne feraient pas vraiment de mal à une mouche, non ? Sans compter que les petites veinardes que nous sommes ont leurs ailes bien arrimées !

Deborah :
Ma pauvre grande !
…………………………..

Vivya
Froussarde, d’où tiens-tu cette foutue phobie de l’avion ? Quand on a ton énergie, ton vécu, une terreur frileuse digne de tante Eulalie !

Deborah
Un incident de vol, lors de celui qui aura été mon dernier. Rien de sérieux d’ailleurs, pas de réaction immédiate. L’incident aura agi comme un prétexte à effet différé.
Un prétexte, j’assume. Quand, une porte de ma vie, je me la suis sur moi refermée – aéroports espace VIP, bagages Vuitton, tailleur à boutons griffés, assurance maousse contre le scratch –, le saint-frusquin, avec un assortiment d’autres sophistications inconscientes de vanity, derrière cette porte est resté entassé.
Vivya
Du coup, empêcheuse de cavaler en rond de fumée, tu me prives de la perspective bandante de te révéler des contrées, des paysages, des cités et cambrousses, agoras, belvédères, temples hindous, trattorias, igloos – brrrr, là, déjà, je fais moins ma faraude ! –, casbahs, fumeries d’opium ; avec toi, découvrir, redécouvrir. Tachkent, Almalyk, Ostrava, les muezzins, la case perchée, silencieuse, de l’homme-médecine…
Balancer la valoche dans le filet à bagages, s’affaler dans le rocking-chair, par purs automatismes vérifier la plomberie, sonner le room-service, donner généreuse tripette au mendiant, réplique démultipliée, déglinguée, effritée, de l’indéboulonnable statue du comman­deur. Être rupin en pays pauvre : intime volupté !…
T’entendre, je me répète. Étrange, en effet, comme j’imagine les inflexions de ta voix soupeser, édicter le raisonnable ! Louera-t-on une voiture ? Ne pourrait-on se passer de guide ? N’oublie pas de prendre un chandail, nous dînons en terrasse ! Folle, tu laisses beaucoup trop de pourboire !… Elle fait si posée, ta voix, quand, super-gravement, tu traites de sujets super-mineurs !

Voix de Deborah (ton affecté de récitation) 
Tu sais qu’un de ces jours, il faudra bien s’attaquer au repassage ? Cette nuit, j’ai compté les grains de beauté sur tes fesses : trois, le troisième se planquait – débusqué ! Les orgasmes sont de simples et divagants sauts de paragraphe de l’ouvrage en cours, conseillé de mouiller son doigt avant de tourner les pages !…

Voix de Vivya :
Super-mineurs, comme je disais ! 

Elles rient…

…………………………..

Vivya : 
Ne chercherais-tu pas à te débarrasser de moi ?

Deborah
Bien vu ! Tellement normal, pas vrai ? Tellement normal que je nourrisse le projet exaltant de me retrouver sur un quai de gare, avec mon baluchon de jetée à la rue. De redevenir seule-solitaire, vieillissante, sans amour, sans éclats, sans ivresse, sans les petites morts pantelantes, les résurrections chiffonnées, sans je ne sais qui, sur mes parties à vif démaillant son haleine ! Sans la tendresse, les fausses chamailleries, le pardon extorqué du bout fouineur des quenottes…
M’accroupir pour croupir comme une bientôt petite vieille. Marmonner en soufflant sur mon chocolat trop chaud que les rhumatismes ont la vie belle, qu’ils sont bien les seuls ! Est-ce si difficile à comprendre ?

Vivya
C’est que je me rebelle de t’aimer, moi, pas moins que demain, infiniment plus que la veille !
(à part)
« Je t’aime, je t’aime », mots androgynes, embarquement immédiat !…

Deborah
« Pas moins que demain », vient l’heure où le javelot de la parole décochée, en plein trajet, impromptu, fige sa phrase. Quasiment, on en verrait les segments s’alourdir de givre. Joli joli…

Vivya :
D’où, c’est naturel aussi, forcément, se fomente le ferment de haine.

Deborah
« Infiniment plus qu’hier. » La phrase mi-vide mi-pleine, ne tardons pas à la cueillir, pour l’enfourner dans le congélateur de notre mémoire ! En prévision des festivités de Noël ?

Vivya
De Noël… De Noëls, il n’y en aura plus, sauf, peut-être, celui, clinquant, d’un faux-semblant de présent-passé ballotté comme une coquille de noix sur le fichu Temps, qui n’en a fichtrement plus rien à fiche…
Pas plus demain que la veille : les deux sont morts-vivants. Voué, un jour indéfini, retardé tant que ça peut, à chavirer, emporté par la vague. Et plus personne ! Plus jamais !…

Chœur :
Plus personne ! Plus jamais ! Noyés dans la rivière !

Deborah
Arche d’un Noé, farceur malgré lui. Comme à la fin du film « L’auberge Rouge » : le curé agite encore la main du sauveur empoté de vies terrestres non moins misérables que la diligence des rescapés, commençant à prendre la mesure de leur délivrance, bascule dans le précipice…

Chœur :
Arche de Noël, arbre de Noé, Noël c’est Noé marquant des points avant de chavirer.
Santé !