Kafka entre les lignes

Kafka entre les lignes, essai, Éditions du Presse-Temps, 2004
Indisponible


PETITE HISTOIRE

Ma découverte des œuvres intimes de Kafka date de 1987. Ce fut le coup de foudre. Je prenais tant de notes, moi qui ne pratique que peu cet exercice, qu’il me vint à l’idée d’en faire soit un spectacle, soit un autoportrait à base de compilation thématique. Je soumis le second projet à Gallimard, qui m’encouragea – sans engagement, certes, me fut-il précisé. Je tins au courant de l’avancée du chantier mon interlocutrice au sein de la maison d’édition ; de son côté,elle me fournit très obligeamment les ouvrages difficiles à trouver. J’étais donc des plus optimiste quant à l’accueil du travail terminé. Choc quand je reçus une réponse négative qui ne ruina pas Gallimard en courtoisie, ni encre ni papier.
Je survécus. Dix-sept ans plus tard, apparut sur le web une jeune maison d’édition Le presse-Temps. La créativité de sa présentation me séduisit et j’entrai en relation. Fondée par un informaticien épris de littérature, elle avait publié plusieurs ouvrages, dont un roman étranger de grande qualité. Nous signâmes le contrat et accomplîmes ensemble le parcours du combattant que représentait cette publication.
L’ouvrage parut. Peu de temps après, l’éditeur, manquant de moyens et de professionnalisme, fermait boutique. Malgré mes demandes instantes qu’on propose au moins une partie des stocks aux bibliothèques et établissements scolaires, ils furent mis au pilon. C’est ainsi !

AVANT-PROPOS

À l’époque, il n’en fallait pas peu pour m’entraîner à détourner de mes propres obsessions d’écriture une bonne période au profit de l’entreprise, en apparence impersonnelle, que représentait cet ouvrage. Une relecture occasionnelle de ce que je connaissais de Kafka – correspondant à ce que l’on connaît essentiellement de lui, pour peu encore qu’on ne se contente pas de s’approprier l’adjectif dérivé de son nom – exigea de moi, cette fois-là, d’en rechercher davantage, et je pénétrai dans les oeuvres encore largement ignorées « du grand public » auquel j’appartenais : le Journal, les Récits et Fragments Narratifs, les Correspondances. Ce fut avec une fascination croissante que je découvris un Kafka bien différent de l’effigie grossière, aux traits obscurs et plutôt dépourvus de chaleur humaine, dont on le masque. Je fis la rencontre, je me glissai, dirai-je, dans la familiarité d’un être complexe certes, torturé à la mesure de sa subtilité, mais sensible, vibrant de passion et, ainsi qu’en attestent ses proches, avant du moins que la maladie l’accable, terriblement charmeur, parfois même, comme j’espère l’illustrer, franchement drôle.

Ce personnage, par touches plus ou moins appuyées, dresse son autoportrait dans ses correspondances amoureuses, mais c’est généralement avec un scrupule ambigu de mettre en garde contre son « vampirisme » semi-conscient ces femmes qui, figures de proue de son déchirement, comptèrent tant pour lui – pas seulement au titre de partenaires, pour ne pas dire de victimes, de cette « sorcellerie épistolaire » où il s’impliquait au point d’oublier souvent l’autre écriture : comme incarnations de cette sorte de vie à laquelle il rêvait désespérément d’accéder, ne fût-ce que pour se trouver enfin dans une certaine harmonie avec ses congénères. Tout le renvoie à la solitude : la maladie, préalablement la réalité ou la crainte d’obscures carences qui le restreignaient cruellement dans le commerce des hommes (des femmes particulièrement), le fait d’être Juif, un écrivain juif, alors, en Tchécoslovaquie, pratiquant une langue, cet allemand de Prague, au demeurant assez exsangue, qui n’était celle ni de sa nation ni de son peuple, le divorce d’avec sa famille (En quoi d’ailleurs il ne manquait pas de reconnaître sa propre culpabilité : ne confie-t-il pas à Milena, à propos de la Lettre au Père, si dure, que c’était une « lettre d’avocat » ?), cette conjonction le renforça jusqu’au tragique dans cet isolement où le portait aussi le besoin vital d’écrire, d’écrire pour maintenir l’existence, d’écrire pour « peupler »…

Il me semble en effet qu’il y a dans cette oeuvre, tel un désert vaste presque à deux dimensions – la troisième, entre ciel et sous-sol, étant à créer, d’une entreprise sans fin –, un intense besoin de bâtir un monde aux limites, proches et lointaines, sans cesse repoussées, avec des cités -si elles aussi sont vides, cet inimitable foisonnement d’attente, d’absence, avec une humanité d’animaux, avec un bestiaire d’hommes, avec les rêves, les mythes, les légendes, avec les dieux, avec Dieu. Le temps du moins, que, cédant à l’alternative de la métamorphose, devenu lui-même animal en sorte de ressentir plus primitivement les pulsions humaines, il ne consacrait pas à creuser le terrier où chercher toujours au plus profond tiédeur de survie, précaire confort de sécurité.

Ce qui m’a le plus impressionné chez Kafka, c’est que la moindre ligne -quelques mots, en général des plus simples- impose une force, une vérité, une vibration, une précision magiques, sans pour autant cesser d’alimenter l’énigme vouée à ne jamais s’éclaircir. Les commentateurs peuvent s’en donner à cœur joie : chacun d’eux trouvera dans cette matière de quoi mettre en valeur ses options personnelles. À l’inverse, ne subsistent que trop ostracisme – jusque dans son propre pays –, simplification, incompréhension.

Oui, cet être, si vulnérable et, en même temps – d’une conviction, d’une résolution inébranlables – incroyablement fort, luttant contre l’autre encombrement, a « peuplé » d’écriture sa terre et son ciel entiers. Quoi qu’il nous dise, même marqué par ses spécificités, même, parfois, à force de diabolique innocence, d’une amère cruauté, trouve en nous un écho, plus ou moins enfoui. Reflet dans son propre miroir qui est aussi miroir à notre usage.

Dans cette tentative de montrer le même homme qui se révèle dans son miroir et nous le tend, je me suis attaché essentiellement à ce qui le présentait dans un effort de clarté, c’est-à-dire aux écrits intimes. Ma subjectivité, mon problème également, furent d’y choisir des extraits à la fois beaux et significatifs dans cette perspective, lumineux aux deux sens du terme. Ces qualités sont tellement mêlées chez Kafka que la sélection ne pouvait être que frustrante. J’atteindrai mon but si je peux communiquer à qui a la chance d’avoir encore à le faire l’envie de le chercher plus loin que là où le cantonne abusivement son actuelle célébrité. Pour ma part, je n’aurai pu résister à la tentation de privilégier -moins encore cependant que j’aurais aimé- les textes illustrant cet humour, cet art de conteur que l’on retrouve jusque dans la phase la plus douloureuse de sa vie, si naturels en fin de compte, à l’instar de cette finesse d’écriture qui les trame, que Kafka les exerce indifféremment à son propre détriment. Et le visionnaire, à la vision présurréaliste, aux accents prophétiques, voire le poète, le poète de l’amour des Lettres à Felice et à Milena !

L’homme et l’écrivain sont, en Kafka, si inextricablement imbriqués qu’il suscite, exige la passion, tout en demeurant insaisissable. On ne peut, tant soit peu, le connaître que, dans la durée, en l’apercevant, le perdant, le croisant à nouveau, qu’en tendant l’oreille afin de saisir au vol le moindre de ses propos. Si seul il est, si dépaysé, qu’on ne parviendra plus à se passer de l’avoir, ne serait-ce que par la silhouette, quelque part dans son propre paysage, afin d’y être soi-même moins seul et dépaysé.

L’homme Kafka et son oeuvre sont si inextricablement imbriqués* qu’une seule fois, et par la seule mort, pouvait, d’une main tremblante et ferme comme fut le premier, être inscrit sur la seconde le mot « FIN ».

Voyez comme de cette mort il sait tirer image de vie. Par la forme la plus élémentaire d’écriture, ces « paperoles », billets à l’aide desquels, sur son lit d’agonie, devenu inapte à y procéder autrement, il communique avec son entourage, voilà qu’il renoue avec tout ce dont, son existence durant, il était, il s’était séparé : le père, la famille, un simple exercice de vie – manger, boire, le rêve de nager – et les fleurs, qu’il avait prétendu détester absolument et dont il se prend d’un tel souci. Une femme enfin est à ses côtés. Donc, il n’aura pas été seul. Une femme qui également tiendra une place à part dans l’épilogue de barbarie restant à écrire : Dora Dymant réchappera à la folie meurtrière des nazis, qui dévorera Milena, les trois sœurs de Kafka, Grete Bloch, et tant d’autres. Lâché, le miroir se retournerait vers les ténèbres !

* C’est à mes yeux la justification de la désobéissance de Max Brod, passant outre au refus formellement exprimé par Kafka que son œuvre soit publiée après sa mort. Ce refus même appartenait à l’œuvre, et la signait.


EXTRAITS

Ce désir que j’ai presque toujours, pour peu que je me sente l’estomac solide, d’entasser en moi les images de terribles audaces alimentaires. C’est surtout devant les charcuteries que je contente ce désir. Si je vois une saucisse étiquetée comme ce vieux saucisson de ménage bien dur, j’y mords à belles dents en imagination et je déglutis rapidement, régulièrement et sans scrupules, comme une machine. Ma hâte s’accroît du désespoir que cet acte, même imaginaire, a pour suite immédiate. Je m’enfonce dans la bouche de longues couennes de côtelettes que je ne mâche pas, puis je les fais ressortir à l’autre bout en les tirant à travers l’estomac et les intestins. Je vide entièrement des épiceries crasseuses. Je m’emplis de harengs, de cornichons, et de toutes les nourritures qui sont malsaines, faisandées et fortes. De leurs pots de fer, les bonbons me pleuvent dans la bouche comme des grêlons. Je jouis par là non seulement de mon bon état de santé, mais encore d’une souffrance qui ne me cause pas de douleur et peut passer d’un seul coup.
(Journal, 30/10/1911)

« Quand j’étais petit garçon et que je ne savais pas encore nager, j’étais quelquefois avec mon père, qui ne savait pas nager non plus, dans la partie réservée aux non-nageurs. Nous restions assis nus, près du buffet, chacun avec une saucisse et un demi-litre de bière… Représente toi la chose : ce géant avec ce craintif petit paquet d’os à la main, quand nous nous déshabillions par exemple, tous les deux dans l’obscurité de la petite cabine ; puis, comme il m’obligeait à sortir, parce que j’avais honte et comment il voulait m’apprendre la natation qu’il prétendait savoir, etc. Mais ensuite la bière ! »
(raconté à Dora DYMANT, in Max BROD « Franz KAFKA »)

à rapprocher de la « paperole » : Ce n’est pas encore avec cette capacité de boire que je pourrai accompagner mon père à la brasserie de l’École civile de natation.

Mes relations avec les aliments et les boissons que je ne mangerais ni ne boirais moi-même, sauf en cas de famine, ne sont pas telles qu’on pourrait s’y attendre. Je n’aime rien tant que voir les autres manger ces choses-là. Lorsque je suis à table avec dix personnes de ma connaissance qui toutes boivent du café noir, j’éprouve à ce spectacle une sorte de sentiment de bonheur. La viande peut fumer autour de moi, les verres de bière être vidés à grands traits, ces saucisses juives juteuses (du moins sont-elles courantes sous cette forme à Prague, elles sont dodues comme des rats d’égout) peuvent être découpées par tous mes parents à la ronde (quand on l’entame, la peau tendue des saucisses rend un son que j’ai encore dans les oreilles depuis mon enfance) – tout cela et bien pire encore ne me cause pas la moindre répugnance, mais a au contraire sur moi un effet des plus bienfaisants. Très certainement, ce n’est pas de la malignité (je ne crois pas du tout à la nocivité absolue de la nourriture nocive, celui que ces saucisses attirent serait fou de ne pas céder à cette attirance), c’est bien plutôt la sérénité, une sérénité tout à fait dépourvue d’envie que j’éprouve à la vue du plaisir des autres, et en même temps l’admiration d’un goût qui existe chez mes parents et mes amis les plus proches, mais qui pour moi est absolument fantastique.
(Correspondance, à Felice, 20/1/1913)

L’une s’appelle A ; l’autre, HW, est petite, ses joues sont rouges sans interruption ni limites. Elle est très myope, et non pas uniquement à cause du joli geste qu’elle fait pour poser son lorgnon sur son nez – un nez dont le bout se décompose en petites facettes d’une façon vraiment gracieuse. Cette nuit, j’ai rêvé de ses grosses jambes raccourcies, c’est grâce à des détours de ce genre que je reconnais la beauté d’une jeune fille et que j’en tombe amoureux…
(Correspondance, à Max Brod, mai 1907)

De jeunes et beaux Suédois avec de longues jambes…
De temps à autre, je suis pris d’une légère nausée en voyant… tous ces gens complètement nus qui se meuvent lentement et passent entre les arbres. S’ils courent, cela n’arrange rien. À l’instant, un homme nu que je ne connais pas du tout s’est arrêté à ma porte pour me demander si cette maison est la mienne, ce qui ne fait pourtant aucun doute. Brusquement, quelqu’un est là, on ne sait d’où il est venu. Je n’aime pas non plus les vieux messieurs qui sautent par-dessus les tas de foin… Retour à dix heures. Quelques hommes nus qui glissent entre les tas de foin devant ma cabane et se perdent au loin. La nuit, comme je marche dans le pré pour me rendre aux cabinets, j’en vois trois qui courent dans l’herbe.
Le soir, promenade dans les prés avec le Docteur SCH. (43 ans). Les gens se promènent, s’étirent, se frottent, se battent, se grattent. Tous nus. Sans pudeur…
Je lis Schiller. Non loin de moi, un vieux monsieur nu est couché dans l’herbe, un parapluie ouvert au-dessus de sa tête…
M. Guido von GILLSHAUSEN, capitaine en retraite, compose poèmes et musique, entre autres : « À mon épée ». Bel homme. Par respect pour sa noblesse, je n’ose pas lever les yeux vers lui, j’ai des suées (nous sommes nus) et je parle trop bas…
(Journal, 29/7/1912, à Jungborn, colonie naturiste)

(Cité par Gustav Janouch) La guerre, la révolution en Russie et la misère du monde entier m’apparaissent comme un déferlement du mal. C’est une inondation. La guerre a ouvert les écluses du chaos. Les échafaudages qui soutenaient extérieurement l’existence humaine s’effondrent. Les événements historiques ne sont plus portés par les individus, ils ne sont plus portés que par les masses. Nous sommes poussés, bousculés, balayés. Nous subissons l’histoire.

Le coït considéré comme châtiment du bonheur de vivre ensemble. Vivre dans le plus grand ascétisme possible, plus ascétiquement qu’un célibataire, c’est pour moi l’unique possibilité de supporter le mariage. Mais elle (Felice) ?
(Journal, 14/8/1913)

Voici à peu près ce qu’il en est : j’étais un animal des bois qui ne vivait presque jamais dans la forêt ; je me terrais n’importe où dans un sale fossé (sale en raison de ma seule présence, naturellement), lorsque je vis au grand soleil la chose la plus merveilleuse que j’eusse jamais aperçue ; je ne songeai plus à rien, je m’oubliai totalement ; je me suis levé, je me suis approché, craintif, au sein de cette liberté nouvelle qui me rappelait pourtant l’air natal, je me suis approché malgré ma peur, et je suis arrivé jusqu’à toi. Que tu étais bonne ! Je me suis couché à tes pieds, comme si j’en avais le droit, et j’ai posé mon visage dans tes mains, je me suis senti heureux, fier, libre, puissant, chez moi ; tellement chez moi ! (toujours, toujours tellement chez moi !). Mais au fond je n’étais que la bête, je n’appartenais à la forêt, je ne vivais ici, au grand jour, que par ta grâce. Sans le savoir, (j’avais tout oublié) je lisais mon destin dans tes yeux. Cela ne pouvait durer. Tu ne pouvais éviter, même en me caressant de la main la plus bienveillante, de découvrir en moi des singularités qui relevaient de la forêt, de cette origine, de cette véritable patrie ; il a fallu te donner, fallu te répéter ces explications sur la « peur » qui me torturaient (toi aussi, mais injustement) comme si j’avais les nerfs à nu ; j’ai senti quelle plaie répugnante je représentais dans ta vie, et quel obstacle universel !
(Correspondance, à Milena)

Je ne veux pas (aidez-moi, Milena, comprenez plus que je n’en dis), je ne veux pas (ce n’est pas du bégaiement), je ne veux pas venir à Vienne parce que c’est un effort moral que je ne supporterais pas. Je suis moralement malade ; le mal des poumons n’est qu’un débordement du mal moral…
(Correspondance, à Milena)

Aujourd’hui je dirais peut-être que je viendrai sûrement à Vienne, mais comme aujourd’hui est aujourd’hui et demain demain, je réserve encore ma liberté. (…) J’arriverais par la gare du Sud, je ne sais d’où je repartirais, je logerais donc près de la même gare… (…) J’ai vu aujourd’hui un plan de Vienne ; et je suis resté un moment sans comprendre qu’on ait bâti une si grande ville alors que tu n’as besoin que d’une chambre.
(Correspondance, à Milena)

Ce voyage, au bout du compte, n’est pas une petite chose, ce voyage n’est pas une plaisanterie. (…) J’arriverais, me dit-on, par la gare de l’ouest -je crois qu’hier j’avais écrit la gare du Sud-, et cela n’a pas grande importance. Je ne suis pas tellement plus gauche, plus intransportable ou négligent que la moyenne maximum générale (à condition d’avoir un peu dormi), sois donc sans souci sur ce point : si je monte dans le wagon qui va à Vienne, je descendrai très probablement à Vienne ; ce n’est que pour monter qu’il peut y avoir difficulté.
(Correspondance, à Milena)

KAFKA sera à Vienne (par la gare du Sud), le 29/7/1920.

Tu ne devrais pas me parler de venir à Vienne ; je ne viendrai pas, mais toute allusion à un tel voyage me fait l’effet d’une petite flamme que tu me promènerais sur la peau. C’est déjà tout un incendie ; il ne s’éteint pas ; il continue de brûler aussi fort et même plus. Ce n’est pas ce que tu cherchais.
(Correspondance, à Milena)

J’aimais une jeune fille qui m’aimait aussi, mais j’ai dû la quitter.
Pourquoi ?
Je l’ignore c’était comme si elle était entourée d’un cercle d’hommes armés de lances tournées vers l’extérieur. À quelque moment que je l’approchasse, je tombais sur les pointes, je me blessais et il me fallait reculer. J’ai beaucoup souffert.
Ce n’était pas la faute de la jeune fille ?
Je ne le crois pas, ou plutôt je le sais. La comparaison précédente était incomplète, moi aussi j’étais entouré d’hommes armés qui tenaient leurs lances vers l’intérieur, donc vers moi. Quand je portais mes pas vers la jeune fille, je commençais par m’empêtrer dans les lances de mes hommes et, dès lors, je cessais d’avancer. Peut-être ne suis-je jamais parvenu jusqu’aux hommes armés qui entouraient la jeune fille, ou, si je suis arrivé jusque-là, c’était déjà ensanglanté par mes propres lances, et évanoui.
La jeune fille est-elle restée seule ?
Non, un autre s’est avancé jusqu’à elle, facilement et sans encombres. Épuisé par mes efforts, je l’ai regardé faire, aussi indifférent que si j’avais été l’air à travers lequel leurs visages se joignirent pour le premier baiser.
(Fragments narratifs, de Milena – non daté)

En tout cas, je suis aujourd’hui avec la tuberculose dans le même rapport qu’un enfant avec les jupes de sa mère auxquelles il s’accroche. Si la maladie me vient de ma mère, l’image est encore plus juste, et ma mère, très au-dessous de sa compréhension de la chose, m’aurait encore rendu ce service dans sa sollicitude infinie. Je cherche continuellement à expliquer la maladie, car, enfin, je n’ai pourtant pas couru moi-même après. J’ai quelquefois l’impression que mon cerveau et mes poumons auraient conclu un pacte à mon insu. « Ça ne peut pas continuer comme ça ! »a dit le cerveau, et au bout de cinq ans, les poumons se sont déclarés prêts à l’aider…
(Correspondance, à Max Brod, sept 1917)

Tes arguments en faveur de la nécessité de guérir sont beaux, mais utopiques. Ce que tu me donnes comme tâche, un ange peut-être aurait pu l’accomplir au-dessus du lit conjugal de mes parents, ou plutôt au-dessus du lit conjugal de mon peuple, à supposer que j’en ai un.
(Correspondance, à Max Brod, 12/10/1917)

Paperoles

J’aimerais m’occuper surtout des pivoines, parce qu’elles sont si fragiles.

Et le lilas au soleil.

S’il vous plaît, regardez donc si les pivoines ne touchent pas le fond du vase. C’est pourquoi il faut les mettre dans des coupes.

Pourquoi ne sommes-nous jamais allés dans un jardin de brasserie ?

Regardez le lilas, plus frais que le matin.

C’est pour cela qu’on aime les libellules.

Montre-moi l’ancolie ; elle est de couleur trop vive pour être avec les autres.

Hier soir encore une abeille a butiné le lilas blanc. Couper pour en biais, comme cela elles peuvent toucher le fond.

Le lilas, c’est merveilleux, n’est-ce pas – il boit en mourant, il se saoule encore.

Ce n’est pas encore avec cette capacité de boire que je pourrai accompagner mon père à la brasserie de l’École civile de natation.