« Bluette » en quatre tableaux. Commande d’une jeune troupe, dissoute le temps de l’écriture.
30/40’
Satire du carriérisme littéraire, à travers le vampirisme d’une secrétaire.
PERSONNAGES
NADIA : une belle trentaine, discrète d’abord, qui, progressivement, s’affirmera, de pair avec un tempérament dominateur.
SYLVAIN : la quarantaine ; vêtu de gris, et qui le restera. Dans une évolution inverse de celle de Nadia, une assurance de façade, vouée à fondre pour laisser place à une frileuse introversion.
EXTRAITS
NADIA : Moi aussi, je débute. Mais j’aimerais vous éclairer sur mes motivations. Pour me marier, j’ai quitté un emploi de secrétaire de direction, où j’étais habituée à la plus large initiative. Après, le divorce de rigueur : mon ex-mari m’a laissé quelques biens et une petite pension. Sans oublier diverses relations. J’ai pris ce job à domicile pour arrondir mes fins de mois, mais, plus encore, dans l’espoir qu’il me donnerait l’occasion de collaborer avec des écrivains, du spectacle de préférence.
SYLVAIN : Pourquoi ne pas vous y coller vous-même ? Sautez le pas ! Au point d’amateurisme – de mauvais amateurisme, cette fois – où est tombé le métier…!
NADIA : (sans se formaliser) C’est mon rêve ! Je ne sais par quel bout le prendre. Là, je cherche à me mettre dans le bain.
SYLVAIN : Ce qui vous autorise à porter des jugements critiques sur les manuscrits qu’on vous confie ?
NADIA : Cette idée vous gêne tant ?
SYLVAIN : (songeur) Je me le demande… Après tout, le point de vue d’une femme peut ne pas être négligeable.
NADIA : Célibataire ?
SYLVAIN : Divorcé, moi aussi.
NADIA : L’expérience conjugale ne vous a pas servi ?
SYLVAIN : Que si, justement : elle m’a servi à comprendre que je ne comprenais rien aux femmes !
NADIA : Les femmes, quoi que vous en ayez, elles sont la bonne moitié du public, de loin la plus influente !… Dites-moi : s’il se trouvait que j’aie des remarques à formuler sur vos œuvres, vous intéresserait-il de les connaître ?
SYLVAIN : Je suis déjà tellement exigeant vis-à-vis de moi-même : je ne me laisse rien passer ! Alors, l’avis de profanes… !… Toutefois, pour le jeu, auriez-vous un exemple ?
NADIA : Attendez !… (Elle lui reprend le manuscrit, feuillette.) Tenez, au hasard, cette réplique : « L’ardente tumescité de mes seins, tel un fécond défi, je l’adosse à ta fertile indifférence ! » Imagine-t-on, au petit matin, de tels propos dans la bouche d’une jeune femme normalement constituée ?
SYLVAIN : (contenant mal son impatience) Chère madame, dissipons toute équivoque ! Mes personnages ne visent pas au réalisme, ni, je le crains, à ce que vous entendez par « une normale constitution » ! Ce sont des porteurs de symboles, d’où la nécessité d’une langue fortement distanciée !
NADIA : Navrée : je ne suis guère familiarisée avec l’avant-garde, mais ne demande qu’à m’initier !
SYLVAIN : Le théâtre, tel que je le conçois, et prétends le défendre, doit tourner le dos à la facilité, en sorte de renouer avec sa magie originelle !
NADIA : Ah, voilà donc pourquoi, la plupart du temps, vos dialogues sont dénués de signification !
SYLVAIN : (mortifiée) Si vous voulez ! Encore que, pour moi, ils en aient une, de signification : au second degré ! Mais détail !… (Il repart ) Les mots, émancipés de leur signification pragmatique, s’entraînant, s’entrechoquant dans la griserie d’une liberté recouvrée, créent un flux indocile d’images…
NADIA : (le coupant, prosaïque) Et ça fonctionne ?
SYLVAIN : (sourire crispé) Si on me donnait ma chance ! Malheureusement, les décideurs en théâtre sont timorés, et, à leur suite, le public s’encroûte dans le conformisme !
NADIA : Autrement dit, c’est, autour de vous, tout le monde qui doit changer ?
…………………….
SYLVAIN : (résistant faiblement) Le titre ? Tu n’y as pas touché, à mon titre, j’espère ?
NADIA : Chéri ! Chéri, comment l’éviter ? Mais rassure-toi : là aussi, j’ai gardé l’essentiel !… (récitant, avec une emphase parodique ) « PIÈCE A PIÈCE, NOUS VOICI OBSERVANT L’OMBRE PLOYÉE D’ORPHÉE ALLER COMPTANT LES TRENTE DENIERS D’UNE ÉTERNITÉ PERDUE » ! Lumineux, mon chéri ! Aveuglant d’évidence ! Mais jamais ça n’aurait tenu sur l’affiche ! Et puis, tu entends d’ici Gaëtan Leduc de Latour-Maubeuge proposer à son épouse favorite, Elisabeth-Marie-Adeline : « Tiens, Totoche, ce soir, j’ai envie de me marrer ! Si on allait voir : « PIÈCE A PIÈCE, NOUS VOICI OBSERVANT L’OMBRE PLOYÉE D’ORPHÉE, et cetera. » ? Pense aussi au web : pour entrer ça… ! Les gens se rabattront sur « PATATE », ou, à la limite, « LA CAGE AUX FOLLES » !
SYLVAIN : Le malheur est que chacun des termes a été pesé, dans une concaténation tenant de l’alchimie ! Qu’ai-je à faire, moi, de vulgaires considérations d’intendance ?
NADIA : Mais c’est qu’elles sont déterminantes, ces considérations d’intendance ! Quoi qu’il en soit, je remplace… enfin, je propose de remplacer par… : « LA TIRELYRE D’ORPHÉE »… LYRE avec un Y… Percutant dans le genre raccourci, non ?
SYLVAIN : Et mon éternité perdue ?
NADIA : Tu sais, comme disait un galant homme – galant et fascinant- de mes amis : « Une de perdue… »…
SYLVAIN : (s’amollissant sous ses caresses) « LA TIRELYRE D’ORPHÉE » : on pense tout à fait à un succès de boulevard !
NADIA : Exactement ! Le premier d’une longue série !… Cesse de jouer les coquettes ! Nous avons du pain sur la planche ! Déjà, j’ai pris des contacts ! Je t’ai expliqué que j’avais quelques relations, héritées de mon mariage, certaines, même, à l’origine du divorce : c’est te dire !… Mais, d’abord, ta récompense : tu t’es montré plus raisonnable que je ne craignais ! Finalement, tu n’es pas différent des autres : il suffit de te faire toucher du doigt ton intérêt !… Ah, je t’adore ! Je t’adore !… (Elle coule sur lui)
SYLVAIN : (avant de sombrer, amer) Les trente deniers du génie perdu !
NOIR…
On entend encore :
SYLVAIN : Le succès, l’argent, bon, si vraiment il faut en passer par là ! Mais ne compte pas sur moi pour signer cette ratatouille !
NADIA : Qui te le demande, mon amour ? Figure-toi que j’ai déposé notre pseudonyme commun !