Môssieur Carnaval

Dérision post-surréalisante, de Carnaval, sur fond d’oppression-répression et de détresse écologique, Môssieur Carnaval » (une bonne demi-heure), objet de refontes successives, tient assez de l’onirisme du Peintre et son Modèle. Comme dans la précédente se développent les alternances entre les Stichomythies « planantes » et les longues tirades charnelles ou « illuminées ».
Cette section de mon théâtre tendait vers une chorégraphie où le concert des voix remplacerait la partie musicale, formule qui s’épanouit dans mes grands « machins » : « Épitaphe pour une crucifiée », « La ville prise et assiégée », « Retable baroque autour d’un Christ aux marionnettes ».
« Môssieur Carnaval » fit en 1982 l’objet d’une Sélection pour le fichier du Club d’Auteurs de la S.A.C.D. sous son titre initial : « Viva el Carnaval ».


PERSONNAGES :
UN (jeune homme)
DEUX (jeune homme)
TROIS (jeune fille)
LE GRAND PETIT
VOIX OFF, dont les TÊTES, la SOURCE

EXTRAITS


VOIX OFF
– Ohé, c’est Carnaval ! Carnaval !
– C’est Carnaval. Les garçons d’honneur sont tirés au cordeau.
– On distribue des confettis, sans colorants artificiels : concession du Pouvoir aux écolos repentis.
– La grève des musiciens vient pile de se terminer. Tu les verrais sagement assis le cul sur leur clavier, un repos pour les yeux !
– À chacun de mes sept fils, pour qu’ils se tiennent tranquilles, j’ai distribué Spinoza en 16/18.
– Moi, pareil ou presque, Barbusse, 14/18.
– Alléluia, hosanna, on va s’éclater !
– À propos, il paraît que, là où loge mon frangin, il se serait mis à tomber de la neige noire.
– Noire ou brune : c’est comme pour les chemises, qu’est-ce que t’en as à cirer ?
– On dit aussi qu’ils ont empalé le toubib juif, collé au mur un ou deux bouquinistes, il est vrai pas bien nets sur les bords.
– Bah, de toute façon, c’est encore loin : plus de 5-6 kilomètres !
– Ça se passe dans un quartier à histoires, qu’a rien à voir avec ici.
– Sans compter, dites donc, qu’on n’est pas spécialement bouquinistes.
– Pour ça, y a de la marge.
– Le fond de ma pensée, moi, vous voulez le savoir ? Chacun ses soucis, les vaches seront bien gardées.
– Alléluia. Hosanna !
– Viva el Carnaval !
– Autre chose : l’élimination des déchets. Les cadavres : si on y réfléchit bien, au moins eux se résorbent tout seuls. Tandis que les bouteilles en plastique, t’en sors pas.
– L’autre ! Comme si on pouvait comparer : c’est pas le même usage !
– Quand même.
– Vos gueules, les gars, c’est bientôt l’heure !
– Enfin, on va se le farcir, ce foutu carnaval !
– Aux premières loges. Canal 001, qu’ils ont dit ?
– Putain d’oxygène : pour un peu, ça vous gâcherait le plaisir !
VOIX D’OUTRE-TOMBE
– Ils sont beaux. Ils sont heureux. Ils passent.
– Pin-pon, pin-pon, pin-pon…

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UN
Nous irons au bord du ruisseau. Hé, tu faisais bien ton fier, arborant la ceinture d’or !
DEUX
Le train de banlieue n’allait pas plus loin, je suis descendu côté ballast.
TROIS
L’eau a vieilli, tu sais, ça se remarque à ses tempes grises.
DEUX
Je restais en arrière, portant le panier. Et quoi ? Dimanche, si ça se trouve, j’aurai ma revanche.
TROIS
C’est sûr qu’il y en a un des deux que je préfère, mais lequel ? Depuis je ne sais trop quand, l’orchestre est en grève. On parle de ravauder les musiciens en bleu horizon. Seulement, l’horizon, va-t-en compter dessus : 14-18, pour monsieur Toutlemonde ça fait toujours « tilt ».
UN
J’ai bien essayé de faire les poches au matin. Tu m’as repoussé, soi-disant pour respirer : la belle excuse !
TROIS
Ma ration est épuisée. Les musiciens aussi. On sort des remix à toute berzingue. Paraît que le Président assistera, du haut de la Tour. Sans gilet pare-balles, à cause de son asthme. Ayez l’honnêteté de l’admettre : jamais, pas plus à l’un qu’à l’autre, je n’ai refusé quoi que ce soit ! Quand même, pour le grand calfatage, je me trouve un peu jeune.
DEUX
Question organisation, rien à redire. Les rues sont nettoyées. Ils ont mastiqué les trous de la mitraille. Et, même, pendant la sieste, peint sur la prison une fresque représentant des dauphins plus lèche-bottes que nature.
TROIS
Demain, si je suis d’humeur, je vous donnerai un aperçu. C’est la nuit, entre mes draps chiffonnés, que j’invente un tas d’horreurs bien douces. Ou alors au petit matin. Encore que, dès qu’ils enlèvent leur caleçon, la lune, voire ce puceau de soleil, en tâtent aussi bien que vous.
UN
La même estrade peut resservir. Ils en ont amnistié trois cent, avec consigne d’aller et procréer. Louange, louange ! Les charognards, qu’ils crèvent tous !
DEUX
On compte sur des chars en plus grand nombre que l’an dernier. C’est des prisonniers qui les tirent. Peu importe, d’ailleurs. Une nouvelle fois, en cherchant la source, l’andalou s’est pris dans les barbelés.
UN
Se lève, va de l’un à l’autre.
Peu importe, d’ailleurs. Toujours, il y aura des évêques pour bénir les promoteurs promettant le beurre et l’argent du beurre.
DEUX
Peu importe, d’ailleurs. S’il fait beau, nous te ligoterons à un tronc d’arbre pour te caresser chacun son tour, à qui perd gagne.
UN
Aussi, tu as des yeux si grands qu’il faut bien partager.
DEUX
C’est ce qu’ils disaient pour l’autoroute, la main sur « l’estomaque », où ils planquent le second portefeuille, celui avec les cartes de crédit pas factices.
TROIS
Peu importe, d’ailleurs. Je mettrai ma robe en papier et mes souliers neufs.
LES TROIS
Carnaval ! Hourra, c’est Carnaval ! Viva Monsieur Carnaval ! Môsssieur Carnaval !

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TROIS
Je tirerai à la courte paille. Ou bien à la bulle d’eau, celle mise de côté en prévision des marées noires. Maintenant, je crois avoir découvert lequel a ma préférence. À qui devine le juste prix, j’offre le lys écrabouillé de mes nuits blanches.
VOIX OFF
– Tes yeux dorment sauvagement. Près de ta cuisse inerte, l’herbe remue.
– Ils butent sur toi, ils butent sur toi, sans te relever.
– À boire. Regardez-moi : à quelques infimes détails près, est-ce que je ne suis pas des vôtres ?
TROIS
Je n’irai pas jusqu’à l’engagement de l’épouser. À la fenêtre, comme on dit, je me borne à mettre ma lampe. Savez-vous quel garçon m’a conquise, et pourquoi ?
VOIX OFF
– Rabats ta jupe. Couvre tes seins. Tu n’as pas fini ta prière.
– Adieu, la guerre. Bonjour, l’entre-deux. Demain, si Dieu le veut, nous serons loin.
– Tu veux dire : loin de lui.
– Princesse du « plus jamais », laisse tomber ton peigne pour moi, sur le chemin.
TROIS
Tout ça parce qu’il aimait les bolides. Et puis, ses mains… Si je vous racontais que nous bûmes du whisky, sur le balcon dominant la Tamise. Pauvre de moi, l’ingénue, vous me voyez en chemise ?… (Elle rit.)
VOIX OFF :
– Sa sœur a pleuré en traversant l’ancien cimetière.
– Pose ta main fraîche juste là.
– À l’endroit du mur, encore tiède, où leur ombre reste clouée.
TROIS
De vous à moi, les copains, est-ce que vous m’imaginez, moi, la Princesse du « jamais plus », chemise troussée, dans les bras d’un inconnu ?

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– Venu incognito, Carnaval le Carnaval – un apprenti, pas le nôtre, le « Môsssieur » – lisse pensivement ses moustaches. Voilà maintenant qu’ils interpellent la Lune, avec des voix haut perchées. Manifestement, plusieurs s’apprêtent à faire l’amour, en s’inspirant des croquis du manuel. Un drapeau pend, tellement souillé qu’on ne reconnaît pas les couleurs. Une main furtive le ramasse : sans doute qu’il gênait.
– On le nettoiera, je vous parie dix sacs. On le replantera à l’écart.
– C’est ainsi. Au diable-vauvert, une source dissidente ânonne de suspectes rancœurs…
– Brusquement, la page tourne. Elle – la source – devient ruisseau, fleuve. Loin là-haut, ivre de solitude, un avion perfore le ciel : peut-être un signal. On a fouillé les poches, sondé jusqu’aux talons des chaussures…
– C’est ainsi. À d’autres moments, on le frappe. Pour un temps, il cesse de gémir. La foule est en arrêt. S’il persiste à se taire, on lui bourre un bâillon dans la bouche, histoire de faire plus romanesque.
– La page en dessous – encore qu’il arrive qu’elles se superposent – c’est seulement une ville. Avec tout ce que ça comporte : les affiches lacérées des rues vides, les accents décalés d’une musique de parade, clouée sur place.
– C’est ainsi. Le fleuve les charrie. Les plus lourds restent échoués dans la vase. Le visage enfoui, comme de vieux premiers communiants.
– Les yeux écarquillés, un enfant rumine une fichue leçon de choses. Maintenant, tous sont crevés. La fraîcheur de la nuit les saisit. Ici et là, s’allument des feux. Ils se rapprochent, sous des couvertures bariolées. S’accouplent à la va-comme-je-te-pousse, chaque fois que leurs constitutions respectives le permettent.
– C’est ainsi. Dès qu’il est seul, il change de visage ; brièvement, il devient Christ, ou un quelconque équivalent. De même, bien que n’arrêtant pas de changer de couleur de peau, il reste le même. Rappelons qu’il n’est personne, à moins… à moins, bien sûr, d’être chacun de nous ?
– C’est cette rumeur tenace qu’essaient de couvrir les fanfares reconverties. Tout ça est en marge. Môsssieur le Carnaval, lui, n’a rien à se pardonner. Et puis…
– Il en faut de tous les bords. Celui-là se cache ouvertement : il est décoré.
– Songez qu’il y a autant, et bientôt deux… trois fois plus de poubelles que de couples. Vous faites l’amour : griserie des serments, des projets. Bientôt, vous en aurez une – de poubelle – dans votre dos.
– Pas la peine de se fatiguer : je la vois d’ici. Pleine à ras bord, elle attend que vous la preniez dans vos bras.
– Elles n’arrêtent pas de se remplir. Sans arrêt il faut les vider. Exprès, elles se font lourdes : symptôme classique de déficit affectif. Les responsables de ce secteur du grand Concept en sont à ne plus savoir où les fourrer. Alors, ils en fabriquent d’autres, pour les contenir.
– Des poubelles-gigognes, en quelque sorte. Crois-moi sur parole : pas de celles qui se posent en Alsace sur les cheminées… Poubelles-gigognes : c’est un mot, pour détendre. Rigolons, rigolons.
– Moi, ce que je peux prédire, c’est qu’un jour, qu’est d’ailleurs plus bien loin, on assistera au premier mariage d’un homme et d’une poubelle. Sans doute que ça se fera à Saint-Trop, chez Barclay, qui en a vu d’autres.
– Carnaval le pieux. Le Gaulois. Carnaval de rémission. À l’horizon, tu es peu de chose. Même ta musique-sauna…
– Même tes flonflons choux-fleurs. Le gendarme souriant bedonne, avec des coquetteries femelles.
– La fête est tiède. Ils l’embrassent bien sur sa bouche, qui sent encore la soupe aux choux….
– Moi, j’ai toujours soutenu qu’il n’y avait de monde heureux que dans les rêves des carabiniers ?
(folâtre) I carabinieri. I carabinieri.
(dito) Carnaval. Carnaval.
(dito) Messieurs les carabiniers.
(austère) Môsssieur Carnaval. Alléluia.